Ascension

Mont Buet, Haute-Savoie, 29 août 2020

À la base, je voulais juste partager quelques photos et faire mousser mon égo. Et puis les légendes se sont transformées en paragraphes qui, mis bout à bout, m’ont emmené sur les chemins de traverses de mes états d’âmes. Vous êtes prévenu.e.s. Toujours là ? Eh bien chaussez vos batons, empoignez vos godasses, et suivez-moi !

– Quel est l’abruti qui a eu l’idée de ce trek ?!…

– Regarde dans un miroir, couillon…

Donc. Le Mont ? Buet ? Inconnu au bataillon. Pour vous aussi ? Me voilà rassuré. Dans le coin, on l’appelle le Mont Blanc des Dames (Car la toponymie aussi peut se révéler sexiste) : 3100m d’altitude, et l’assurance d’une vue panoramique à couper le souffle (et les jambes) sur ce bout de planète Terre coincé entre le Mont Blanc et la frontière suisse.

J’étais tombé sur ce détail cartographique en préparant une randonnée de fin d’été, dans le massif des Aiguilles Rouges : Cinq jours à crapahuter en solo et à faire des photos, ma recette-maison pour gérer un déconfinement assorti d’une rupture. La plupart des gens qui vadrouillent dans le massif bouclent cet itinéraire en quatre, et zappent l’ascension du Mont sur la longue étape qui relie le refuge de Moëde Anterne, dans la réserve naturelle de Passy, jusqu’à la gare SNCF du Buet, à Vallorcine. J’avais du temps, et m’étais réservé une nuit supplémentaire au refuge de la Pierre à Bérard, charmante petite bicoque coincée dans un vallon lunaire (« L’hiver, le refuge est sous 3 mètres de neige » – me lancera un quadra barbu-bohème lors de mon arrivée, complètement esquinté que j’étais par la descente). Cinq jours, car je voulais profiter du coin, complêter ma collec’ de portraits de (fuckin’) marmottes, et surtout ménager mes jambes, pas certain qu’elles resteraient raccord avec l’image de Mike Horn que mon égo s’entêtait à vouloir me vendre, ce malgré les nombreuses objections de ma raison. Avec un jour de plus sur place, et les quelques encouragements des deux-trois belles âmes avec qui j’avais réussi à nouer un début de dialogue jusqu’alors (« Tu nous envoies un texto quand t’es en haut Guillaume ! Promis hein ? » – Vous êtes mignons tous là…), je confesse que je n’avais plus aucunes excuses pour le zapper, ce Buet (« Buet » ça sonne un peu couillon quand on le dit, trouvez pas ? Pas loin il y a l’Aiguille du Diable ou l’Aiguille du Mort, mon égo préférait).

© Guillaume RichaudItinéraire du 27 et 28 août 2020

Qu’en dit mon fidèle guide de la FFR ? « Son ascension n’est conseillée qu’aux randonneurs expérimentés, la forte pente sommitale et le sommet étant presque toujours recouverts de névés ».
Réfléchissons. Je grimpe la cote des Lilas en danseuse sans soucis depuis des mois et, si j’ignore tout des névés, je me dis qu’un truc qui sonne comme une pâtisserie marseillaise de la rue Sainte ne peut foncièrement pas me faire de mal.

C’est drôle d’écrire sur ces péripéties haute-savoyardes confortablement installé dans sa platitude francilienne. Je me souviens bien de ce moment d’hésitation pourtant ; j’ai alors passé la matinée à atteindre le Col de Salenton (2526m), et la dernière grimpette sous le soleil de midi m’a déjà fort bien escagassé les mollets. Je posais là mon barda pour casser la croûte tandis que le dilemme restait entier : les gloires éternelles du Buet, ou la descente penaude vers le refuge ?

Donc là j’aimerais vous dire qu’on s’est toisés en cinémascope lui et moi, façon Clint Eastwood versus Lee Van Cleef, vous dire que je lui ai bien fait comprendre que dans l’impitoyable duel qui était sur le point de nous opposer, il ne pouvait en rester qu’un, et qu’il était hors de question que ça soit lui. J’aimerais tant, sauf que ce genre d’épisode éruptif de testostérone, ça n’est pas franchement moi. Sur l’instant mon inconscient a plutôt pris soin de me trouver toutes les excuses possibles et imaginables pour m’éviter cet Annapurna local, depuis le soleil qui allait finir par se coucher (il était alors 14h en plein mois d’août, pas de quoi préparer la lampe-torche), jusqu’au refuge qui refuserait sans doute de m’ouvrir la porte si je rentrais la nuit, poursuivis par une horde d’Indiens, un ours ou des Marcheurs Blancs.

© Guillaume RichaudOuais. Mais non.

Cette bonne vieille trouille, en somme. Souvent, partout. De perdre comme de gagner. De dire des conneries ou de ne pas réussir à placer une seule syllabe. De fuir comme de stagner. Ça vous arrive aussi, non ?

Heureusement j’ai une vile technique pour vaincre ces vieux mécanismes. C’est pas très glorieux mais ça marche presque à tous les coups chez moi : Je m’auto-entourloupe ®. Je me convaincs tranquillement d’un truc, tout en sachant que je vais faire le contraire, tout au fond de moi (Il existe une autre définition pour ça : schizophrénie). Alors je zappe mes envies de grandeur, tout autant que mes vieux démons, et me contente de poser un pied devant l’autre. Voilà, j’aimerais juste aller voir à quoi ça ressemble derrière cette crête, juste pour m’assurer que le chemin jusqu’au sommet va décidément s’avérer imbitable, et qu’on va rentrer chez maman sagement. Sauf que derrière ladite crête, je ne suis ma foi guère plus avancé, et puis quand même, y’a le plateau là-haut, vas-y jeter un œil ! Regarde, t’as même des vieux qui en reviennent, et je les soupçonne même de survivre à l’hiver prochain, vu la mouille réjouie qu’ils se targuent.

Alors j’y vais, je croise des bouquetins aussi investis dans cette intense tranche de vie que mon plombier pendant mes réunions de chantier, puis j’arrive sur un premier plateau où je pose mon barda, me repose cinq minutes et prends des photos. Au sud, toute la vallée de Villy se dévoile sous mes pieds, c’est à dire le chemin que j’ai parcouru depuis le refuge, en longeant la Diosaz. Une fabuleuse coulée verte sertie par des crêtes rocheuses et ce Mont Blanc, toujours planté là, au loin.

© Guillaume RichaudAu sud, c’est beau

Au nord c’est, comme d’habitude, une autre histoire. On troque un paysage d’émeraude pour une perspective absolument minérale, sans le moindre brin d’herbe et avec un ou deux névés ici et là (j’ai donc appris par la suite qu’un névé est une plaque de neige qui ne fond pas, tout simplement. Avec ou sans fleur d’oranger). L’absence de tout repère visuel met un peu le sbeul dans l’appréhension des distances mais je finis par comprendre, au moment où je distingue enfin ce qui s’avère être un humain (et pas un lemming), que le chemin est encore sacrément long jusqu’au sommet.

Not a chance buddy ! Me dis-je en remettant mon sac à dos et en posant un n-ème pied devant l’autre. Je vais juste encore crapahuter quelques centaines de mètres histoire de voir ce que ça fait d’avoir la taille d’un lemming, histoire d’aller un peu plus haut que tous les vieux pré-cités mais après, promis, j’arrête, j’ai pas que ça à foutre non plus (PS : En fait si, j’avais alors précisément que ça à foutre, dans mon après-midi comme dans ma vie en général).

© Guillaume RichaudAu nord, c’est différent

Je grimpe et, tandis que les mètres et les pas s’accumulent gaiement,  j’émerge bientôt au-dessus d’une trente-septième crête en me prenant au passage une sacrée rafale dans la poire, en guise d’encouragement.
Boulègue ! En ouvrant mon coupe-vent, je constate que ma polaire est gorgée d’environ 15 litres de sueur, autrement dit c’est officiel, je commence à en baver. M’arrête pour boire, et je repars. Parfois t’as de brusques moments de hargne qui te font grimper 2m en 3 foulées, sauf que ça n’est pas comme ça qu’on fait dans ces cas là (Parce qu’au bout des 2m en question, t’es sur les rotules monsieur, et tu mets 5 minutes à t’en remettre). Je repense à Sam Gamegie qui dans un élan de bravoure sublime se trimballe Frodon sur le dos, en gravissant les flancs du Mont du Destin, et comme je soupçonne un Hobbit standard de peser le même poids que mon putain de barda, je me dis que l’allusion n’est pas si mal trouvée.

– I won’t let you down, mister Frodo !

En Français :

– Promis Monsieur Sac-à-Dos, je ne te laisserai pas tomber !*

* D’autant que j’en ai pour 12 barres de matos photo là-dedans, ndlr

© Guillaume RichaudPour l’Honneur (et la sueur)

Les jambes passent alors en mode automatique : encore un pas, et puis un autre, et encore un autre. Le vent, la fatigue et cet âne mort sur le dos : mon fardeau, mon karma, mon « Wilson », voyez ça comme vous voudrez. Je ne vois plus la fin de cette succession de lacets où chaque mouvement compte, où le corps se fait subitement comptable. Je remarque que le temps passe alors un peu plus vite en matant le sol plutôt que l’horizon. Être si près du ciel et limiter son champ de vision à ses pieds, c’est de l’ironie crasse ou une preuve parmi tant d’autres que vous ne pouvez alors plus compter que sur vous-même ? (Merci, la Vie, de nous remettre devant l’essentiel).

Après les jambes, c’est les synapses qui évoluent sans demander mon avis, et j’ai de vieilles musiques qui s’enclenchent automatiquement dans ma tête, des trucs que j’écoutais gamin, j’en ricane d’abord, et 5 minutes après je m’y accroche comme on s’accroche à un roc en pleine tempête. On a tous ce genre de playlist plus ou moins avouable, non ? Ces morceaux qui ont forgé nos vies, souvent malgré le bon goût. Merde. Quelques calories plus tard encore – je dois alors être à 2800m, et là c’est carrément un torrent de souvenirs, de regrets et de tristesses qui remontent. Je crois que je verse quelques larmes compulsives, sans chercher à comprendre. Ma loupiote interne s’est allumée et je suis sur la réserve, avec Haddaway à fond dans les oreilles. Cher Inconscient, serais-tu en train de me prendre en traitre, à me coller tous ces flashbacks dans la tête, façon Rocky-sur-le-ring-au-bord-de-la-défaite ? ‘Do it for the kid’, mais comme j’ai pas de kid, je vais le faire pour moi-même. Disons pour mon moi du passé, qui rêvait sagement d’horizons lointains, assis en tailleur parterre dans sa chambre, les yeux rivés sur sa fenêtre ; cette fenêtre posée sur une allège d’un mètre à peine, qui m’en paraissait 10 à l’époque. Ouais, do it for that kid.

© Guillaume RichaudOuais. Mais non. (bis)

En atteignant enfin cette ultime crête, j’aimerais vous dire que j’ai crié « BUET » à en faire résonner toute la Haute Savoie, mais il y avait des gens pas loin alors, je me suis tût. Il ne restait alors plus qu’une ultime pente douce sur quelques centaines de mètres pour atteindre le sommet, comme une haie d’honneur où l’on aurait remplacé les vivas par des milliers de cailloux chamarrés noir et or. Ils sont jolis, j’en ramasse deux. Tout au bout, une petite table d’orientation avec des fanions colorés, façon Tintin au Tibet. Autour de moi d’autres aventuriers, certains sont assis et pensifs devant l’immensité, d’autres immortalisent l’instant avec des selfies.

© Guillaume RichaudTout en haut

Le panorama n’avait effectivement pas oublié d’être sublime, dans une saisissante leçon de géologie où les sommets, les aiguilles et les glaciers se disputaient nos regards à tous. Presque entièrement nue sous ce soleil d’aout 2020, la roche semble avoir été liquide avant de s’être soudain immobilisée, photogramme d’un formidable balai de négociations minérales sur des millions d’années. Je suis alors comme un aveugle de naissance à qui l’on aurait soudain rendu ses yeux : totalement ébloui. Citadin que je suis devenu, mon champ de vision quotidien n’excède pas 100m de profondeur (voire 2 ou 3, depuis un an…), et mes collines d’antan ne m’ont guère préparé à ce spectacle. Rien n’est jamais acquis d’avance, bon sang, tout s’apprend, surtout l’évidence. C’est comme un trop-plein d’amour qu’on se prend dans la poire, alors qu’on ne vous a jamais vraiment appris à quoi ça ressemblait. Ça vous passe au-dessus, puis vous comprenez, 6 mois après, qu’il eut sans doute été intelligent de lever les yeux et d’éparpiller ces nuages de merde au-dessus de nos têtes.

Pris de myopie, j’abdique. Je garde les yeux ouverts, et laisse encore et encore pénétrer la lumière. Les photos feront ce qu’elles pourront.

© Guillaume RichaudNégociations géologiques – Glacier de Tré les Eaux

J’ai alors atteint l’objectif que je m’étais fixé et je crois que j’en suis resté un peu con. En ayant retrouvé mes semblables, j’ai retrouvé mes habitudes d’empoté. Et je fais quoi, maintenant ? Je marche le long de la crête ? Bon. Je prends quelques photos ? Putain de MAP de chez Pentax. Je m’assois, j’observe… Illumination Divine, c’est le moment ou jamais, j’attends, j’suis là, en plein cagnard, tu ne peux pas me louper.

Que dalle. Moi qui pensais trouver mon salut au sommet, enfin comprendre, tout comprendre, la paix ! N’y aurais-je trouvé que ma propre vanité ?

© Guillaume RichaudMonsieur Sac-à-Dos au Tibet

Je sais. Ça fait trois pages que j’entretiens le suspense, mètre après mètre, et déballe cette tranche de vie sans le moindre état d’âme. Tout ça pour en arriver là ? Il est où mon money shot en hélico sur soleil couchant, avec Howard Shore pour la bande son ? Les cuivres devraient pétarader dans tous les sens, pourtant la seule chose que j’entends à l’heure où j’écris ces lignes, c’est la machine à laver dans la cuisine.

J’en suis le premier surpris !

Des jours que je pianote des tentatives de conclusion qui toutes aboutissent inlassablement dans le mur. Qu’est-ce que tu cherches à dire, Guillaume ? Merde. Mon moi du présent devant son écran rejoint mon moi du passé devant ces sommets. Je crois que nous partageons tous deux la même circonspection : Et maintenant ?

Le temps semble suspendu là-haut. Ni le vent ni les muscles douloureux ne sont là pour m’ôter de moi-même, et je commence à constater que le soleil me brûle la peau et les idées. Je prends alors tout mon élan pour shooter dans ce caillou qui, décidais-je, me narguait. Le bolide s’échauffe et rougeoie dans l’air raréfié, et je le vois bientôt se pulvériser sur la Pointe du Genévrier à quelques encablures de là. C’est alors que la roche semble frémir sous l’onde de choc pourtant infinitésimale. Comme si tu allais troubler des milliards d’années en un coup de pied (ou quelques phrases), me dis-je, pourtant ce sont bien d’imperceptibles cercles concentriques qui se propagent soudain sur ce versant, comme les quelques grammes d’un caillou viendrait troubler une marre. L’onde alors se répand bientôt sur les aiguilles voisines, époussète des névés jusqu’au-boutistes, comme on s’époussète les mains lorsqu’elles sont enfarinées, exactement comme mon ciboulot là, qui a décidément dû se prendre un sacré coup de soleil. Laisse ta raison à distance, pour une fois. Le glacier de Tré les Eaux s’enivre, et sous mon regard le paysage de moins en moins immobile s’embrase et m’enveloppe, m’accueille. Le temps géologique se dévoile, la roche est redevenue plastique et danse un tango sublime dans un million de teintes orangées. J’ai voulu m’y mettre une fois, et je t’ai invitée à partager une danse avec moi, tu t’en souviens ? Tu as versé une larme sur mon épaule, mais je n’ai compris qu’après. Des pans entiers de montagne, que je pensais solides comme des préjugés, soudain s’évanouissent sous des déferlantes minérales magnifiques. Vacarme rassurant où rien ne semble épargné ; ni les pics, ni les villages, ni les routes alentours, mes poumons à court d’air résonnent et s’accordent, ce que je me sens léger ! Ce soleil éblouissant, je pourrais presque le toucher, et tant pis pour les brûlures…

© Guillaume RichaudLemmings

Je crois que dans leurs mouvements incessants, ces immobiles montagnes nous invitent à mépriser les sommets. Je cherchais la satisfaction futile d’un exploit tout relatif, j’y ai trouvé la nécessité de continuer à suer, gravir, courir, avancer. Ce sont là des douleurs que je choisis volontiers. Fuir ? Tu l’as chuchoté dans un vacarme toi, là-bas, je l’ai lu sur tes lèvres. La vie est souvent une question de curseurs et de paramètres réajustés en permanence, non ? Entre amour-propre et vanité, intégrité et obstination, abnégation et trahison de soi… Les stakhanovistes du Développement Personnel vous raconteraient que cela doit d’abord sonner juste dans votre cœur, tandis que mon beau-frère vous dirait d’envoyer tout balader.

Démerdons-nous avec ça.

Après une année de confinement, j’en suis là, et vous aussi, je crois. À se souvenir que l’on a des jambes, des muscles pour les mettre en mouvement et du sang pour les irriguer. Rien d’extraordinaire, juste le nécessaire en somme pour aller voir ce qui se cache derrière ce rocher, cette crête, derrière ce présent qui semble enfiler les jours comme on enfile des perles. Faisons fi des dénivelés, c’est aujourd’hui l’occasion rêvée de nous mouvoir à pas de géants, de nous nourrir d’espace et de temps. Et le sourire de ce minot aventurier…

Guillaume Richaud

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